LA FOSSE HORRIBLE

Il y a plus de deux siècles, le profond ravin situé à un quart de lieue de Loué , à quelque 500 pas de la route de Saint-Ouen, connut une sanglante tragédie. C’est l’horrible aventure de Perrine Duguet et de ses deux prétendants , Bastien Privard et Constant Bachelot, arrivée en 1723.

Perrine Duguet, (qu’il ne faut pas confondre avec Perrine Dugué, « Sainte Républicaine» de Thorigné), était une jolie blonde et la plus fraîche des filles de Loué : elle avait 17 ans. Autour d’elle, ses prétendants étaient nombreux. Et c’est tout le drame que nous voulons conter.

Elle connut Bastien Privard, un grand garçon, timide, silencieux ; sans fortune, mais honnête travailleur . Le mariage fut décidé pour la Pentecôte ; Perrine prépara ses atours.

Les recruteurs du roi, entre temps, vinrent à Loué ; leur « récolte » de soldat fut maigre. Bastien passe, entre à l’auberge : le sergent recruteur voit notre beau gars, le fait boire et reboire, en sorte que devenu ivre, le sergent le fait signer son engagement… Au cantonnement  du Mans, Perrine accompagnée du père de son fiancé, peut voir notre jeune dragon. Le temps passera vite, les jouvenceaux pourront se marier bientôt. replica omega aqua terra

Mais bientôt aussi le régiment doit partir pour la frontière du nord ; un congé est accordé pour les adieux à la famille. En une longue et belle soirée de juin, Bastien se promène avec sa fiancée dans un sentier ombragé vers la Croix Monquin. Ce nom, pour les habitants du pays, évoquait une antique tradition de loup garou ; depuis plus de cent ans, les pâtres et les voyageurs ne voulaient plus passer en ce lieu durant la nuit. De cette croisée de chemins, l’un d’eux se perdait, après de nombreux détours, dans un profond ravin habillé de grands et puissants noyers ; c’était le chemin de notre Fosse Horrible… Nos jeunes gens se tenaient par le bras et leur espoir d’union future était soutenue par leur grand amour. Ils se le répétèrent  encore sur la pierre moussue de la Croix Monquin et y scellèrent leur promesse ; Bastien dans l’exaltation des derniers instants dit à sa fiancée :
« J’entends ton cœur battre, Perrine ;  si un jour ton cœur battait pour un autre… je me vengerais ! »

Bastien partit pour la guerre ; les lettres de Perrine furent nombreuses, puis commencèrent à s’espacer. Bastien, cependant se distinguait : il obtint le brevet d’adjudant et reçut même un rouleau de cinquante louis d’or comme récompense  de son courage… Une lettre de son père lui annonça le mariage de Perrine avec son meilleur ami, Constant Bachelot. Il obtint un congé, revint en uniforme de dragon à Loué, où il fut fêté après une absence de plus de deux ans. Il était très gai : la gloire lui avait fait oublier l’amour.

Le mardi suivant, il y avait la foire à Loué, Bastien arrive chez Perrine ; celle-ci veut fuir.
« Je repars dans deux jours », lui dit son ancien fiancé ; «  ne crains rien ! je viens de voir Constant ; nous avons rendez-vous tous les trois à la Croix Monquin… Fais-toi belle, prends ton anneau de fiançailles ». Elle part pour la Croix Monquin, y arrive et n’y trouve que Bastien.
« Où est Constant ? »
« Là-bas, dans le chemin ! »
« Allons-y
»

Mais un atroce pressentiment l’assaille, elle veut fuir de nouveau . Le mauvais temps menace, elle est prise de peur. Néanmoins, ils arrivent au ravin : il n’y a personne… Alors Perrine pousse un cri : « Constant ! Au secours ! Au secours !… » Pas de réponse !… A ce moment , notre jeune fille se souvient de la promesse faite à Bastien .

Perrine se met à pleurer.
« Tu aimes Constant ? », lui dit Bastien.
« Oui »
« Tu m’as oublié bien vite ! »
« Non ! ne disait-on pas que tu ne reviendrais jamais »
« Je suis revenu ! tu peux encore choisir. Réponds ! »
« Non, je ne peux plus ! »

Bastien brutalement se jette sur Perrine :
« Si tu m’aimes, meurs avec moi !
Et il sort un pistolet.  Malgré toutes les supplications de la jeune fille, après quelques minutes atroces, Bastien la tue d’un coup de feu à la tempe. Hagard, au bout d’un moment, il tire son couteau et arrache le cœur de sa victime. « J’ai tenu ma promesse » dit-il. Il retire l’anneau du doigt de Perrine, rajuste ses vêtements, se nettoie et gagne le bourg de Loué.

Dans une boucherie, il demande deux cœurs de mouton. A l’auberge du Chêne vert où il a invité son ami, Bastien fait préparer les trois cœurs ; ils s’attablent ; il lui annonce son proche départ. Constant mange de bon appétit ; il ne se doute de rien. Bastien semble inquiet, soucieux : demain, il doit repartir ; il boit à s’étourdir… Mais dans l’atmosphère de mystère qui les réunit, Constant lui aussi est pris d’inquiétude. Alors Bastien lui dit :
« Tu aimes Perrine ? Elle m’aime aussi !…Elle m’attend au Champ des Noyers, et comme gage de son amour, vois, elle m’a donné son anneau ! » … Alors, éclate entre les deux hommes une lutte farouche.
«  Je la châtierai ! » crie Constant…

Les deux hommes sortent, fuient. Constant rage :
«  Je vais faire un malheur ! »
Mais il est trop tard. Il ne s’avance plus que vers un cadavre. Il voit celui-ci déchiqueté ; il s’évanouit…Bastien dépose un papier sur le corps disant : « C’est moi qui ai tué Perrine Duguet. J’ai tenu parole. Que je sois enterré avec Perrine. Ce sera le « mariage des morts »  … Constant reprend connaissance. Alors Bastien lui crie :
« Le cœur de Perrine est bien à toi ! réjouis-toi ! ». Et il lui révèle ce qui s’est passé, ce qu’il a mangé…
Constant à nouveau s’évanouit. Bastien, d’un coup de son arme dans la bouche, se suicide.

Dans la nuit, les corps furent retrouvés. Celui de Bastien fut jeté dans un trou. Perrine fut ramenée au cimetière de Loué. Constant Bachelot, sans avoir pu remanger quoi que ce soit, mourait huit jours après. Le sinistre ravin reçut le nom de  « fosse horrible » qu’il garda jusqu’à nos jours.

(texte tiré de la revue de la Société Historique et Archéologique du Maine)